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(Ré) inventer le financement des médicaments

04.07.22
Le Leem a convié le 27 juin dernier, autour du prix Nobel d’économie Jean Tirole, un panel prestigieux d’industriels, de mutualistes, de régulateurs soucieux d’explorer de nouvelles modalités de financement du médicament. Moisson d’idées.

Et si on prenait le sujet par l’autre bout ? Et si les sommets atteints aujourd’hui par les leviers de la régulation n’étaient pas tant dus à des dépenses excessives de médicaments qu’à l’insuffisance et l’inadaptation de leur financement ?  La Loi de financement de la Sécurité sociale, qui continue de réguler le chiffre d’affaires des médicaments dans une enveloppe quasiment close, semble ignorer que la croissance à deux chiffres du marché pharmaceutique mondial est tirée par l’innovation et les besoins sanitaires des Français…

« Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain »

Si la LFSS, instaurée en 1996 pour déterminer l’équilibre financier de la sécurité sociale et en définir les objectifs annuels de dépenses, est sans conteste un progrès pour l’équité d’accès aux soins, son évolution strictement comptable, déconnectée des besoins, catalyse de nombreuses remises en question. Variable d’ajustement « idéale » au bénéfice des autres postes de l’assurance maladie, le budget médicament a connu ces dernières années une pente paradoxale. Malgré le vieillissement de la population, la chronicisation des maladies, la survenue de trois vagues d’innovations thérapeutiques, la part de financement du médicament dans l’ensemble des dépenses de l’assurance maladie (ONDAM) est passée de 14% en 2010 à 11% en 2020. Cette contraction budgétaire (contraire aux évolutions observées dans les autres pays européens comparables) a généré un manque à gagner de 6 milliards d’euros dont le résultat s’est traduit en perte d’attractivité et délocalisations. « Quand on n’a pas assez, on va ailleurs. C'est ce qui a sauté aux yeux des Européens pendant la crise covid. », assène Olivier Bogillot, Président de Sanofi France. A un moment où l’Assurance maladie essaie de retrouver l’équilibre et l’hôpital réclame des fonds aussi…l’équation devient très compliquée. La LFSS reste cependant, comme le souligne Philippe Bouyoux, président du CEPS, « un exercice de gestion où tout ne peut être résolu ». Dominique Libault, Président du Haut conseil pour le financement de la protection sociale et ancien directeur de la Sécurité sociale, abonde en ce sens : « La LFSS est un progrès mais il n’y a pas eu de vrai débat de fond sur le médicament ces 20 dernières années. Il faut se donner des outils différents qui interrogent plus les besoins et les gains d'efficience possibles dans le système ». Autrement dit, pour mieux répondre aux enjeux sanitaires de la France, il est crucial de s’interroger sur la pertinence des outils budgétaires et « d’armer les décisionnaires avec de la matière à réflexion en dehors du temps du vote ».  Faire le pont entre la micro-économie et l’économie politique. Avant l’automne. Dont acte.


De la notion de dépense à celle d’investissement

Souvent, pour résoudre un problème, il est bon de sortir du cadre, penser « out of the box ». C’est ce qu’ont tenté de faire les six intervenants rassemblés par le Leem, en introduisant de nouvelles variables dans l’équation du financement des médicaments :  temps, risques, vie réelle.  

Et si on considérait certaines dépenses de médicaments (dont il faudrait définir la critériologie) comme des investissements ? Jean Tirole tire le fil de cette perspective du niveau micro au niveau macro-économique. Il convient d’abord d’adopter une vision prospective en englobant les effets positifs induits par les traitements et les économies attendues dans le système de santé (par exemple, le fait que le traitement de l’hépatite C guérit à 95% la maladie) dès l’évaluation du service médical rendu par la HAS. La pluri-annualité du budget de la sécurité sociale, ou l’instauration d’un budget « roulant » en complément du vote annuel de la LFSS, pourrait constituer la deuxième étape. Dépenser plus aujourd’hui pour économiser demain. Les deux écueils qui se dressent spontanément face à cette perspective, que sont l’étanchéité des enveloppes de dépenses et la contrainte d’équilibre budgétaire annuel, sont surmontables.  Cependant, cette solution, bien qu’elle semble évidente d’un point de vue économique, introduit une incertitude et une prise de risque complexes à gérer pour une instance dont la philosophie est traditionnellement prudentielle. « Que se passerait-il si tout était dépensé avant que les traitements soient finis ? Des patients contraints à l’abandon d’un protocole ? Attention danger. » prévient Philippe Bouyoux. D’où la troisième idée glissée par le Prix Nobel : sortir la dépense de certains médicaments de l’enveloppe Sécurité sociale à partir du moment où on peut les considérer comme des investissements, éligibles de ce fait à certains financements d’Etat. Cette aptitude de l’Etat à investir « autrement » suppose aussi un minimum d’appétence au risque, et l’Europe accuse un retard certain par rapport à ses concurrents américains et chinois.

En matière d’investissement, la France est pénalisée principalement sur trois segments selon Olivier Bogillot : l’investissement dans la recherche, les aides de l’Etat pour investir dans l’outil de recherche ou de production, et les conditions de marché. « On voit bien dans les Horizon scanning que les médicaments sortent des pays qui investissent le plus dans la R&D (NDLR : c’est-à-dire les Etats-Unis et la Chine). Les Chinois accélèrent à une vitesse supersonique en termes d’investissements industriels et de recherche » alerte-t-il.

Définir la valeur sociale du médicament

Qui dit investissement dit capacité à évaluer un « retour sur investissement » et donc capacité à mesurer dans le temps l’impact social d’un médicament.

Philippe Bouyoux remarque que le système anglais est, de ce point de vue, plus ouvert que le nôtre. « L’euro par QALY est déjà un progrès (NDLR : coût d'une année de vie en bonne santé offerte par le traitement, paramètre qui rend le prix comparable à l’apport thérapeutique) » selon le président du CEPS, qui remarque que « L'évaluation médico économique enrichit nos analyses avec un coût d'opportunité exprimé autrement ».

Mais comment élargir l’évaluation de certains médicaments bien au-delà de leur efficience et de leur impact sur les coûts directs auxquels on se limite aujourd’hui, pour rendre compte de leur « valeur sociale » ? Et quels éléments constituent cette valeur sociale ?

L’impact sur l’économie du pays sans doute, approuve Jean Tirole : les vaccins contre le covid ont été financés par l’Etat comme des investissements, du fait de leur impact tangible sur les points de PIB. « Les traitements de la maladie d’Alzheimer auront un impact extraordinaire sur les économies des pays aussi », s’enthousiasme Olivier Bogillot.

Les impacts qu’ont certains médicaments dans l’organisation des soins, facteurs d’économies ou d’efficience, comme les traitements de l’hépatite C dans le passé par exemple, pourraient également être considérés. L’impact social des médicaments qui guérissent (comme les thérapies géniques ou cellulaires promettent de le faire) ou qui éradiquent des maladies, semble également évident, ne serait-ce qu’ en termes de productivité, en remettant à l’emploi des personnes jeunes. 

Nouvelle répartition entre assurance maladie obligatoire et organismes complémentaires ?

Une autre évolution est esquissée : celle de la répartition entre financeurs public/ privés ou AMO/AMC.  Selon Séverine Salgado, DG de la Fédération Nationale des Mutuelles Françaises, le débat a été mal posé, hystérisé, dans la suite des travaux du HCAAM.

Pour mieux remplir la promesse initiale de la Sécurité sociale « chacun doit recevoir selon ses besoins », la complémentarité entre les deux secteurs doit être préservée. Si le monopole du financeur public sur l’Assurance maladie obligatoire garantit un socle de solidarité nationale, les mutuelles peuvent jouer un rôle plus global sur le parcours de soins ou l’accompagnement de la perte d’autonomie au domicile des patients, en apportant à la mesure de leurs moyens (13% des dépenses de santé) de la souplesse, de l'agilité, de l'innovation dans les prises en charge. Des gains d’efficience seraient à attendre d’un tel engagement, à condition de permettre aux organismes complémentaires de gérer avec des données.

Des choix démocratiques

Les intervenants partagent le même réalisme : au décours de la crise Covid, chaque acteur revendiquera, légitimement, l’augmentation de sa part de l’Ondam.

Les enjeux propres au médicament sont cependant critiques : il s’agit d’apporter les innovations thérapeutiques attendues dans les prochaines années aux Français, de relocaliser et de maintenir la production de nos médicaments essentiels.

S’il est attendu une recapitalisation du budget du médicament à la hauteur des besoins, on comprend qu’il faut vraiment, comme l’affirme en titre le colloque, réinventer le financement du médicament. Par des réformes de gouvernance. « Y a-t-il un pilote dans l'avion ? » ose Dominique Libault qui élargit la responsabilité à l’échelle européenne. Par des réformes du cadre de la régulation : une vision pluriannuelle et transversale fondée sur les besoins. Par une révision de la répartition des rôles entre assurances maladie et complémentaires, autour des parcours de soins par exemple. Par le financement des dépenses les plus impactantes sur la société selon une logique et des mécanismes propres à des investissements.

On comprend aussi qu’il ne faut pas attendre. « Être obnubilé par la dette financière nous a fait créer de la dette épidémiologique et organisationnelle. » dénonce Dominique Libault. Et que les choix à opérer sont d’ordre démocratique. « Pourquoi pas une Convention citoyenne du médicament demain pour élargir la discussion ? » conclut Jean Tirole.